Un
soir sans raison
Françoise Lefèvre, Editions Le Rocher 1997
L’amour ne peut être que dément, car au fond, rien ne justifie qu’on aime
au point d’aliéner sa vie.
Je me suis trompée. J’ai vécu l’amour comme dans une auberge espagnole où,
dit-on, il faut apporter ses vivres, ses draps, son feu. Feu que je n’ai cessé
de nourrir pour rien. Pour un absent. En mémoire d’un geste, d’un mot,
d’un instant. A cause de ton regard qui m’a aimantée, de tes paroles qui
m’ont enfiévrée, comme j’ai été prompte à partager, là, tout de suite,
n’importe où, sur les dalles ou l’humus des forêts, ce trouble qui éperonne
le sang. Monstrueux chevaux du sang. Combien de fois ai-je ressuscité, vivante
de plus en plus sous ta langue et tes mots. J’ai vu tourner dans le ciel la
cime des arbres rouges. Je ne sais plus qui me charge, de toi que j’empoigne
ou du fourreau noir qui pend aux taureaux. Tu me laisseras pour presque morte.
Pas un conte ne dira l’odeur de ton départ. Comment ne pas crever quand s’éloigne
le cavalier fou ? Reste l’aube. L’étoile du matin. Restent les mots.
Digues, barrages de mots, remparts contre l’absence, l’oubli, la mélancolie.
On écrit sur les décombres. Toujours sur les décombres. On a la force de
convertir l’absence. On commet ce crime contre soi : écrire. Loin de ce
leurre magnifique : aimer. Tout justifie qu’on remplace l’amour par une débauche
amoureuse.