Surtout
ne me dessine pas un mouton
Françoise Lefèvre, Stock mai 1995
Abandonner l’écriture est sûrement ce qui m’aura coûté le plus, car
vois-tu, quand on écrit, on est délivré de tout. Il n’y a plus ni terre, ni
ciel. On est avalé par l’azur, le vent, le feuillage, les trilles d’un
oiseau, le rubis d’un vin. On est là et on n’y est pas. Je ne connais rien
de comparable à cet état. Absolument rien. Ni l’amour. Ni le deuil. Ni la
faim. Ni la soif. Ni le désir. Ni l’absence. Ni la douleur. Cet état d’écrire,
je peux seulement le comparer à ce que j’ai décelé dans ton autisme durant
ces cinq ans où j’ai renoncé à l’écriture : Rêverie bloquée. Image
hurlante figée. Le vrai langage reste intérieur. Impossible de le sortir par
la bouche, de l’articuler, il doit suivre un cours mystérieux, à la manière
d’une rivière souterraine avec ses tourbillons, ses méandres, ses siphons.
Eau rapide à l’extrême. Bouillonnante et dangereuse. Terriblement retenue,
endiguée, enfermée. On pourrait dire emprisonnée, comme la parole de beaucoup
d’autistes. Il faut un point de résurgence. Et résurgence va avec ressuscité.
Or le langage, la communication ne passent pas forcément par la voix parlée ou
le geste. Encore moins la parole sociale.
Il y a une souffrance à se taire, mais parfois une souffrance encore plus
grande à parler. « Je suis bien dans ma tête » me disais-tu à six ans. «
Je veux y retourner pour continuer mon rêve. Je ne veux pas qu’il s’arrête
».