Le petit prince cannibale
Françoise Lefèvre, Actes sud, 1990

Puis, à la faveur d’une absence ou d’un manque d’attention, tu t’es remis à déféquer n’importe où. De nouveau, j’ai dû passer des heures à attendre. A tout te réapprendre. Par la douceur, la persuasion, les menaces. Un matin, ayant trop attendu et sachant que nous serions en retard à l’école et qu’on m’en ferait le reproche, je pénètre dans la salle de bains où je t’avais laissé plus d’une demi-heure. Exaspérée, je ne contiens plus ma colère. J’en casse ma brosse à cheveux sur le rebord du lavabo. Et je hurle : - Mais pousse, nom de Dieu ! Pousse ! Vas-tu pousser à la fin. –Stupéfait de voir la brosse se briser, les morceaux voler dans la pièce, tu pousses et défèques sur-le-champ. La tension a été si forte que je m’en cognerais la tête contre les murs. L’air est encore sonore de ma voix. Ma sale voix de mégère. De harpie. Tu m’obliges à crier. A gueuler. A sortir de mes gonds. Je ne connais personne qui resterait plus d’une demi-journée avec toi. J’ai l’impression de passer ma vie en cage, réduite à marcher à quatre pattes, le nez sur les serpillières et dans ton pot. Je n’ai jamais vu d’aussi près les détails du carrelage, des planchers, des tapis. Ma vie se déroule au ras du sol. Si je ne m’étais pas sentie capable de faire ce chemin avec toi et que tu sois allé dans une de leurs institutions, il aurait fallu trois personnes par jour pour s’occuper de toi. Le ministre de la Santé publique appréciera, j’espère, les économies que je fais réaliser à la société.
J’ai envie de te dire que j’en ai marre de toi. Marre de tes refus. Je m’en fous que tu sois allé à la selle. Je ne supporte plus d’attendre. De commander. De provoquer. De stimuler. Je m’en fous, car je sais que tu recommenceras à te souiller demain. Je ne comprends pas pourquoi tu recommences toujours. Puisque tu parles maintenant. Puisque tu sais. Puisque tu comprends. En quelques secondes, tu as aspiré la joie et l’espérance dont j’avais besoin pour débuter cette journée. J’en ai mal au ventre. Penchée au-dessus du lavabo, je sens que je perds lentement ma vie.
Depuis l’instant où ma brosse a volé en éclats, je ne t’ai même pas regardé, tant je suis en colère. Je t’en veux de me pousser à bout pour finalement accomplir une chose aussi simple. C’est ta voix qui me rappelle que tu es toujours là, toujours assis sur la lunette des W.-C. Je te regarde. Les yeux remplis d’effroi, tu laisses tomber : - Dis, maman, quand on pousse, est-ce que les poumons peuvent éclater ? Est-ce qu’ils peuvent éclater comme des ballons ? – Je n’ai jamais regretté aucune de mes colères, aucun de ces débordements verbaux qu’on me reproche. Je hais la fausse patience. J’ai besoin de me battre contre toi. Et puis, que deviendraient nos échanges, notre amour difficile, tumultueux, si j’étais lisse, lisse comme les murs de l’hôpital où je n’ai jamais voulu te mettre ? Mais ce matin, assis sur la cuvette des W.-C. comme un petit prince pitoyable, comme un pantin brisé par le voyage que tu viens d’accomplir, ton regard me dit combien tu as eu peur de te désintégrer et qu’explose ton corps tandis que je te sommais de pousser. Je me rends compte de la violence qui vient de t’être faite. J’entends encore ta voix : -Est-ce que les poumons peuvent exploser quand on pousse pour faire une selle ? Est-ce qu’ils peuvent éclater ? Comme des ballons ? – Je te regarde. Mon corps et ma tête crépitent. Il me semble que je suis un de ces cierges de Noël qui crachent des étincelles. Je te regarde. Surtout ne rien dire. Ne pas s’ébaudir. Ne pas complimenter. Se taire. Tu hurlerais de honte et de révolte si j’osais trouver bien que tu sois allé à la selle sans suppositoires. Il y a encore de la panique dans ton regard. Une minute. Mais pour moi ta petite phrase. Comme une clef d’or. Arrachée. Volée à l’univers. Aux étoiles. Au cosmos. Mon petit garçon si courageux vient de me dire ce qu’il a risqué pour me donner cette clef. Sa vie. Oui, sa vie. Puisqu’il craignait tant d’exploser comme une navette spatiale. Comme un ballon.

Je ne peux rien dire, Petit Prince. Je ne dis rien. Jean… Jean-Sylvestre… Sylvestre… Jean… Je ne dis rien. Minute géante. Etoile glacée. Toi et moi dans la neige des mots. La neige dans cette salle de bains. Ta bouche si longtemps pétrifiée vient de cracher comme dans le conte, non pas des pierres précieuses, mais une clef. Une clef d’or. Et tout cela se passe ici. Sans personne. Sans témoin. Juste toi et moi. Tu me regardes. Tu attends. Je soulève ton corps de chiffon. Une fois debout, tu durcis tes muscles. Tu réclames une lampe de poche pour éclairer le fond de la cuvette. Tu tires la chasse. Après t’avoir lavé en silence je te prends par la main, t’entraînes vers le fond de la maison dans une chambre remplie de livres. J’en ouvre un pour toi, lourd et très grand. Tu le humes et dis qu’il sent le champignon. Sans doute, car la pièce est un peu humide. Ici l’hiver dure longtemps. Je tourne les pages à la lettre P. Poule… Poulet-Malassis… Poulie… Pouligny-Saint-Pierre… Poulpe… Pouls… Poumon… Je te montre des poumons en coupe. Poumon : viscère contenu dans la cavité thoracique et qui est le principal organe de la respiration… Le poumon organe essentiel est entouré par la plèvre et se compose de petites cavités remplies d’air communiquant avec l’atmosphère par les bronches, la trachée, le larynx, le pharynx, la bouche etc.-

Epuisé par ce long voyage, tu te loves contre moi. Nous nous allongeons sur le sofa. Le Larousse illustré est tombé à terre. Par la fenêtre ouverte la brise du mois de juin soulève les pages et les mèches de nos cheveux. C’est tout le printemps qui entre dans la maison. Les arbres croulent d’oiseaux. On voit sauter les écureuils de branche en branche. Ton regard se fait si grave soudain. Sans rien dire tu me caresses la joue. Dans tes yeux, une confiance éperdue. Je sais que cette seconde, je l’emporterai pour toujours. Ton regard. La lumière de juin. Le chant des oiseaux. La qualité de ton regard efface toutes mes peines. Seconde heureuse. Suspendue. Comme une bénédiction en plein ciel. Un voyage en apesanteur. Je sais que tu n’as pas de planète et que je suis ta terre. J’ai beaucoup de forces encore et tu entends, pas une seconde je ne te lâcherai la main.
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