La première habitude,
Françoise Lefèvre, Jean-Jacques Pauvert Editeur, 1974
Mon habitude ressemblait à une marche le long d’un chemin bordé de sapins.
J’avais vingt ans. J’avançais avec la force de ceux qui savent tirer des
traîneaux, corsage ouvert sur le givre, le froid planté comme une lame dans
les gencives. Rien ne m’importait que d’avancer. Le ciel était bleu. La
cime de cristal des sapins le transperçait comme un cri d’Alléluia. Il
faisait froid. Je tenais la main de Raphaël. J’avançais avec lui. La neige
tombait sur mes épaules. En me touchant elle me bénissait. Je me sentais bénie.
Ce que je touchais devait pousser, devait donner des feuilles. J’aimais pétrir
des boules de terre et les laisser derrière moi pour marquer mon passage. Je
crois à toutes sortes d’offrandes qui font ressembler notre existence à un
interminable jeu de piste. Je crois à la putréfaction, à la germination, à
la métamorphose. J’ai toujours eu beaucoup de force dans les mains, j’ai
toujours pris les choses à pleines mains. La terre devait se transformer en or,
la chair devait guérir. Je croyais à la chance. J’acceptais de donner ma
chance et mes forces à Raphaël. Sa peinture se vendrait. Il suffisait d’y
croire, de l’aimer. De dire « je le veux ». Rien ne me ferait desserrer les
doigts.