La Grosse
Françoise Lefèvre, Actes Sud 1994
Et puis je peux rester jusqu’à huit heures, j’ai laissé la barrière
ouverte. Je vais te faire le gâteau au chocolat amer que tu aimes. Je vais te
requinquer, moi, tu vas voir ! – Et de ses mains ointes d’huile parfumée,
elle le pétrit un peu plus fort. A califourchon sur les mollets d’Anatolis,
elle masse chacune de ses vertèbres, étire sa colonne, s’attarde sur sa
nuque, ses épaules. Elle le masse comme les mères indiennes leur nouveau-né.
Puis, d’une seule main, une sacrée paluche, une pogne de bûcheronne, elle le
retourne sur le dos. Il rit de sa force, de sa boxe d’amour, de sa virtuosité
de pianiste qui lutte avec le troisième mouvement du Clair de lune de
Beethoven. Elle a les mains pour jouer cette partie. Elle a les mains pour
plaquer ces octaves-là. Elle a le fluide qui redonne la vie. Au vieil homme
qu’elle soulage, elle chantonne des chansons qu’on ne trouve dans aucun
recueil. Entre ses doigts, elle fait rouler ses rotules, vérifie la tête de
ses fémurs, fait craquer ses tibias, stimule ses phalanges, masse ses
clavicules, tout en répétant : - Je vais te requinquer moi ! Je vais te les
rassembler tes os ! Tu vas te sentir fourmiller. Comme du champagne ! Je vais te
rajeunir le sang moi ! Dans tes mollets, il y aura comme un galop de cheval. –
Et lui rit de ses taloches vivifiantes. Il rit même de l’échéance de ses
jours. Entre ses paupières, il contemple cette femme assise sur ses tibias.
Flamboyante. Enorme soleil quand il incendie l’horizon. Juste avant de
basculer dans la mer. Seconde crépusculaire. Oui, cette femme est LA lumière.
Cette femme, comme les repasseuses d’autrefois, embaume l’air de son odeur
d’aisselle lavée au savon de marseille, frottée à l’essence de lavande.
Sous l’effort, sa peau prend le goût des marais salants. Ses cheveux ont un
parfum d’amour, d’huile amoureuse et musquée. Elle redessine les côtes du
vieil homme, les rassemble. Elle les compte avec la pulpe de ses doigts. Elle
soulève ses fesses et les pétrit comme une pâte à pain. Elle lui balance des
taloches d’amour. Elle oint ses membres et les frotte, les essuie de ses
cheveux. Et en elle-même dit et redit cette prière : - Ne meurs pas ! Anatolis,
ne meurs pas ! – Et chaque jour, oubliant sa propre peine, elle le ressuscite
un peu.
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