Blanche c’est moi
Françoise Lefèvre, Actes Sud 1993


Le jour arrive où l’on peut retourner dans sa vie comme dans un continent étranger. Une lointaine province. Un arrière-pays. Là où les contrées sont moins habitées, plus silencieuses. La forêt gagne du terrain. Le soir vient. On entend le vent et le cri des chouettes. Une fenêtre s’est éclairée. Comme dans un conte de Grimm, on marche vers cette lumière, sans savoir s’il s’agit d’une demeure maudite ou enchantée, une lanterne des morts, une auberge trouble, une simple cabane de berger. Au loin, des forêts. Beaucoup de forêts. Des coteaux. Un château en ruine. Plus près, une gare désaffectée. Une voie de chemin de fer envahie d’herbes. Un ruisseau serpente au creux du val. Le nom de Rimbaud y flambe en lettres bleues. Sur l’herbe un jeune homme dort et ne répond pas. Poète mort, fiancé perdu, j’encercle ses poignets et ses chevilles encore tièdes. Me couchant sur lui, je voudrais le ressusciter, retrouver les mots sur ses lèvres muettes. Je donnerais tant pour quelques syllabes. Sur son cou une odeur de pierre à feu. C’est un soir de mai. Un rossignol arrache de son corps si menu des trilles forcenés et rien n’est plus poignant que cet appel lancinant, solitaire, qui harcèle la paix du crépuscule. Comme il cogne l’increvable besoin d’aimer, comme ils renaissent les souvenirs de tableaux clairs-obscurs quand les musées étaient des lieux de rendez-vous pour les amants. Un vent brûlant soufflait sur des places immenses et désertes au pied des statues. On attendait longtemps sur des quais de gare l’arrivée de trains moites et lents. Le désir de vivre tuait jusqu’à l’ombre des absents, oubliés, remplacés.
P : 11 et 12

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